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30 octobre 2020 5 30 /10 /octobre /2020 16:19

 

 

 

 

 

la reine et le paillasson

Abdullah avait onze ans quand son père est mort. C’était en 1963. Il était le petit dernier, le seul garçon. La bénédiction d’Allah.

Il habitait dans un village nommé Karahüyük, quelque part entre Izmir, Antalya et Ankara. À l’époque, le village comptait environ deux cent vingt familles. Il y avait un grand marché toutes les semaines, qui commençait le mardi après-midi et durait jusqu’au jeudi en fin de matinée. On dormait là autour, sous une tente, ou juste roulé en boule avec une couverture, entre les pattes des bêtes. On y vendait et on y achetait principalement du bétail. L’odeur de brochettes se conjuguait à celle du suint des moutons et de la bouse de vaches. Les hommes ne sentaient pas moins fort que leurs bêtes. S’y mêlait l’odeur violente du jasmin au printemps. On venait de tous les villages alentour. De petits porteurs d’eau tournaient entre les bergers. Les discussions duraient jusqu’à la nuit, jusqu’au lendemain. On tâtait le pis des vaches, on observait la bouche des moutons et le jarret des chèvres. On buvait du thé. Rien n’avait changé depuis des siècles.

À la mort de son père, Abdullah, sa mère et sa dernière sœur se retrouvèrent sans ressources. Désormais, il était l’homme de la famille, mais un si petit homme…

Une demi-sœur et une sœur déjà mariée l'une et l'autre, les voisins… Ils survécurent cet hiver-là.

Le matin, avant l’école, Abdullah conduisait les moutons du voisin au pâturage. Le soir, il les ramenait pour vingt-cinq centimes par semaine.

À combien de kilomètres étaient les pâturages ? Et l’école, était-elle au village ? Oui, sans doute, car c’était alors un village important, avec son grand marché et ses deux cents familles. L’homme d’aujourd’hui ne s’en souvient plus, ne l’a jamais su. Il se souvient seulement de la fatigue de l’enfant, du jour pas encore levé, des journées d’école trop longues.

Cinquante ans plus tard, il n’y a plus rien, plus de marché, ni même de location de vacances. Un village presque mort où flotte encore le parfum violent du jasmin au printemps, où souffle le vent de nord-ouest venu de Grèce. Quelques maisons ont été reconstruites par les émigrés revenus au pays. Les autres sont tombées en ruine. On a récupéré des pierres quand il y en avait, goudronné la route.

À l’époque dont nous parlons, la sœur d’Abdullah travaillait dans les fermes, ici et là, elle donnait un coup de main, arrachait les betteraves… Sa mère s’occupait de leur petit potager. Ils avaient des terres, mais pas d’eau, et plus de bras pour les travailler. Ils les avaient donc mises en location et cela leur rapportait un peu de blé. Pas de l’argent entendons-nous bien, du vrai blé, des graines de blé à écraser pour faire de la farine et des galettes.

Il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité. Le puits était dans la cour. ils vivaient comme ça, tous les trois, la mère, la sœur et lui, le garçon, avec presque rien.

Abdullah a terminé ses classes primaires. Il avait alors douze ans. Il était grand temps de quitter l’école.

Sa sœur s’est mariée et elle est partie vivre à Denizli, à une cinquantaine de kilomètres du village. Lui est allé chez une demi-sœur qui vivait au village. Il était logé et nourri. Il allait au marché vendre les bêtes avec son beau-frère. Sa mère restait seule dans la maison familiale, avec son potager et sa chèvre. Il allait la voir toutes les semaines, lui donnait tout l’argent qu’il gagnait. Quelques livres turques. Rien, ou si peu. Cela dura six mois.

 

 

2

 

J’avais vingt ans. Je ne savais pas grand-chose de mon histoire. Quelques légendes seulement. Un siècle plus tôt, les grands-parents de ma mère, patriotes, avaient fui l’Alsace pour la Haute-Marne. Nous étions donc devenus pauvres mais restés français. Moi, j’étais surtout Parisienne, élevée par une grand-mère austère entre le Moulin Rouge et le Moulin de la Galette. J’étais un peu juive aussi, comme tout le monde. Pas seulement parce que j’avais défilé en criant : « Nous sommes tous des Juifs Allemands », mais aussi du fait d’une ascendance paternelle douteuse. J’en savais fort peu sur cet homme qui avait oublié de me reconnaître. Ou qui n’avait pas été informé de ma naissance, qui sait ? Je n’ai jamais été très sûre de rien, grâce à ma mère, qui était une vraie romancière, et à la guerre qui avait foutu un beau bordel quand elle avait vingt ans !

Bref, j’avais vingt ans, j’avais raté mon suicide à Saint-Brieuc. À cause d’un garçon. Je ne vais pas vous raconter tous les détails, c’est toujours un peu pareil, ces histoires-là. On a vingt ans, le sang chargé d’hormones. Il suffit d’un sourire pour que le cœur s’affole, d’un baiser pour croire à l’éternité, d’une caresse pour vous retourner la peau comme une dépouille de lapin. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. » Et puis le garçon part ailleurs. Ça fait tellement mal qu’on avale une boîte entière de calmants pour arriver plus vite à la fin. En général, on se réveille en plus ou moins bon état.

Dans mon cas, ça a été un sacré coup de fouet.

Je n’avais plus rien à perdre, pas grand-chose à espérer me semblait-il, alors, avant de mourir j’allais me faire un cadeau grandiose, m’offrir… mais quoi ? Le casse du siècle ? Je me ferais arrêter sur-le-champ, je n’aurais même pas le temps d’en profiter. Mourir, je voulais bien, mais pas question d’aller en prison.

Me faire servir un repas somptueux dans un restaurant de grand luxe et partir sans payer ?

Passer une semaine dans un hôtel cinq étoiles ? Minable.

J’avais vingt ans, je le rappelle.

J’avais lu Rimbaud et Jack Kerouac.  « La grande route par tous les temps » me faisait rêver…

J’allais partir, loin, très loin, le plus loin possible vers l’Orient. En stop, seule, jusqu’au bout, jusque-là où la mort m’attendrait. Je mourrais de faim, de froid, violée, ou simplement d’un accident, qu’importe ! Mourir n’était rien. Ne pas vivre était tout.

De la révolution de 1968, il ne restait plus que les braises. Des braises qui brûleraient longtemps encore, après avoir consumé quelques barrières vermoulues que plus personne ne pourrait rétablir. La révolution avait échoué mais le monde nous appartenait, il suffisait de se mettre au bord de la route pour en prendre possession.

En attendant de mourir, je trouverais bien de quoi survivre ici et là. Servir dans un café, dans une pompe à essence. Ramasser des fruits, des légumes. Faire les vendanges. J’avais deux bras, deux jambes, le ciel sur ma tête, la terre sous mes pieds et mon dernier trimestre de bourse en poche.

Il y avait des festivals de théâtre à Chiraz et Persépolis. Ces noms suffisaient à me faire rêver. Ma soif ne trouverait jamais de puits assez profond pour l’étancher. Seul le rêve que soulevaient les mots pouvait en apaiser un peu la brûlure.

Je décidai de prendre la route, comme ces anges vagabonds, ces clochards célestes dont j’avais lu les récits, traduits de l’américain.

Je n’avais besoin rien que de mon passeport et d’une autorisation de sortie du territoire puisque j’étais encore mineure.

Ma mère signa sans poser de questions. Elle n’était au courant de rien, ni de mon suicide raté, ni de mes intentions. Elle avait cessé depuis longtemps de s’occuper de moi, et moi d’elle. Ce qui ne veut pas dire que nous ne nous aimions pas, mais nous ne pouvions rien l’une pour l’autre.

Je quittai Paris sans rien lui dire. C’étaient les vacances et voilà tout.

 

3

 

Six mois durant Abdullah travailla chez son beau-frère pour presque rien. Il n'était plus à la charge de sa mère, il devait s'en estimer satisfait. Il rongeait son frein, rêvant de devenir un homme, un vrai, fort, puissant, comme ceux qu’il observait au marché, comme les maris de ses sœurs. Mais pour cela il fallait quitter le village, aller en ville et trouver un vrai travail, avec un vrai salaire. Alors il pourrait revenir chercher sa mère et s’occuper d’elle, comme un homme !

De ses projets, il ne dit rien à personne, on ne l’aurait pas laissé faire, mais il était décidé. Un matin, il se mit sur le bord de la route et monta à l’arrière d’un camion ouvert, pour rejoindre sa grande sœur à Denizli. C’était le printemps, il avait préparé son baluchon, et rendu une dernière visite à sa mère. Il n’avait gardé pour son voyage que trois livres cinquante. Il n’avait rien dit à personne de ses intentions, même pas à elle. Il l'avait regardée une dernière fois. Elle était debout, toute petite sur le seuil de la porte. Quand il se s'était retourné pour lui faire signe, elle lui avait souri. Elle portait une jupe noire, un tablier noir, un foulard noir. Le jasmin manquait d’eau. Son parfum était d’autant plus violent.

Il était très tôt. L’aube teintait de rose la poussière sur la route, mais il ne le voyait pas. Il serrait son mouchoir dans lequel il avait caché ses trois livres cinquante. Bien sûr, il ne dirait pas à sa sœur qu’il était parti en cachette. Il prétendrait que sa mère l’avait envoyé chercher du travail. Sa sœur ne le croirait peut-être pas, mais c’était sans importance. Elle ne dirait rien. Il n’était plus un enfant. Depuis qu’il avait quitté l’école, il ne pensait qu’à ça : rejoindre sa sœur à Denizli et trouver du travail, remplacer son père, sortir sa mère de la misère.

Et maintenant, il était sur la route.

 

 

 

4

Et maintenant, j’étais sur la route, direction Istanbul. J'étais la seule fille seule dans cette file d'auto-stoppeurs, dont quelques couples, alignés les uns derrière les autres. Avec de gros sacs à dos posés à leurs pieds.

Avec mon petit sac et ma jupe blanche, sans compagnon de route, je détonnais un peu. Je remontai lentement la file, pouce levé. Une voiture freina brutalement et s’arrêta à ma hauteur. Le garçon le plus proche s’approcha de la voiture en même temps que moi. Le chauffeur nous embarqua tous les deux sans poser de question.

Il nous déposa une centaine de kilomètres plus loin.

Le garçon était italien. Il allait à Istanbul, et trouva pratique de faire équipe avec moi jusque-là. Il n’était guère prudent pour une fille seule, me dit-il, de dormir sur le bord de la route et de monter en voiture avec n’importe qui. Il avait sans doute raison. Je ne refusai pas qu’il m’accompagne malgré mon impatience d’affronter vraiment le grand saut auquel je m’étais préparée et qui se dérobait peu à peu.

À Avignon, j’avais rencontré un jeune couple qui m’avait emmenée dans leur petite deux-chevaux jusqu’à Athènes. Nous avions traversé l’Italie ensemble, mangé ensemble, dormi ensemble à côté de la voiture qui nous faisait comme un rempart, nous avions pris le bateau à Brindisi, et ils m’avaient laissée à la sortie de la ville en me souhaitant bonne chance. Je n’avais même pas eu le temps de faire cinq cent mètres que cet Italien m’était tombé dessus. Je l’acceptai comme un nouveau délai inévitable avant d’atteindre le grand large, l’aventure.

Cette nuit, pour la première fois, j’étais seule, et j’entendais le rester.

– Tu ne viens pas te coucher ? me demanda l’Italien en déroulant son sac de couchage.

– Je m’installe un peu plus loin…

Il n’insista pas.

Les aiguilles de pin me faisaient un matelas souple et odorant. Les étoiles scintillaient entre les branches. Je me suis endormie au flanc de la nuit, dans la douce chaleur animale de sa respiration. Le matin, je me suis éveillée avec les premières lueurs de l’aube. L’Italien dormait encore, de l’autre côté du chemin, là où je l’avais laissé. J’eus la tentation de l’abandonner là, et de retourner sur la route sans l’attendre. Sur le bord du champ, au-delà des pins, poussaient des figuiers, je n’avais jamais vu de figues aussi lourdes, aussi sucrées. Si mûres qu’elles éclataient et livraient à la lumière leur chair rouge où perlait une goutte transparente.

L’Italien me rejoignit bientôt. Il avait dans son sac à dos de quoi faire chauffer de l’eau et du café instantané. Je pensais, en le regardant faire sa gymnastique matinale que l’homme était assurément un des animaux les plus ratés de la création. Avec ses poils insuffisants à faire une fourrure, ses jambes trop longues et ses bras trop courts, sa raideur vertébrale et son visage prétentieux.

Ingrate que j’étais, je n’eus même pas une pensée reconnaissante pour la tasse de café chaud qu’il me servit.

 

5

 

Il faisait un froid piquant ce matin-là, peut-être même avait-il encore gelé dans la nuit. Abdullah était parti avant l’aube. Il n’avait rien bu ni mangé pour ne réveiller personne. Heureusement il ne tarda guère à embarquer sur un camion. Depuis six mois, il ne pensait qu’à ça. Partir. Rejoindre sa sœur. Trouver du travail. Denizli n’était qu’à une cinquantaine de kilomètres du village, il y fut en deux heures.

Ce qu’il n’avait pas imaginé, c’est que Denizli était une ville, une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants… Comment retrouver cette sœur dont il ne connaissait pas l’adresse, ni même le quartier où elle vivait ?

Le premier jour, il a marché toute la journée sans s’arrêter. Il a acheté du pain et bu à une fontaine. Au village tout le monde se connaissait, mais ici le nom de sa sœur et celui de son beau-frère étaient inconnus de tous. Au soir, il était épuisé, il avait manqué de se faire écraser dix fois. Il ne savait plus où il était, ni s’il était déjà passé ici ou là.

Il s'est endormi roulé en boule sous un arbre, sur une petite place protégée par la nuit. Le lendemain, il a repris ses recherches. Il ne savait qu’une chose : son beau-frère avait l’intention d’acheter une carriole et un cheval… Il guettait toutes les carrioles, en vain.

Tous les soirs il revenait dormir à l’abri du même arbre, sur la même place. Ses trois livres cinquante n’avaient pas duré bien longtemps.

Au bout de quelques jours, malgré tous ses efforts, il se retrouva sans un sou. Il avait parcouru la ville dans tous les sens, suivi toutes les rues, systématiquement, observé tous les hommes aux terrasses des cafés et jusqu’au fond des salles sombres. Il n’osait plus s’adresser aux passants, mais nul ne prêtait attention à ce gamin de douze ans trop maigre dans ses culottes sales.

Affamé, il repéra un boulanger bien trop gros, se dit-il, pour le rattraper à la course. Il lui vola un pain et se réfugia sous son arbre pour le manger. Le boulanger n’avait rien vu, alors, une semaine plus tard, il recommença.

Cela dura trois semaines. Trois semaines sans rien manger d’autres que trois pains. Trois semaines à grelotter toute la nuit sous un olivier qui était devenu son ami. À Denizli il fait rarement plus de cinq degrés la nuit au mois de mars. Souvent moins.

Enfin, au bout de trois semaines, à moitié mort de faim et de froid, il reconnut enfin son beau-frère. Il ne courut pas à sa rencontre en pleurant. Non, il se cacha, le suivit, repéra son adresse, puis se lava à une fontaine, pour tenter de se rendre plus présentable.

Alors seulement, il vint frapper chez sa sœur.

Après son départ, sa mère, affolée avait alerté tout le village, elle s’était inquiétée auprès de tous les transporteurs et avait appris que l’enfant devait être quelque part en ville. Quand il apparut sur le seuil de la porte, maigre à faire peur, épuisé, sa sœur ne montra rien de son soulagement. Elle l’accueillit comme s’il arrivait juste du village, ainsi qu’il le lui affirmait.

Elle dut insister pour qu’il mange, du bout des dents quelques galettes avec un peu d’huile et des olives. Je n’ai pas faim, répétait-il, merci, merci, alors qu’il n’avait qu’une envie : se jeter voracement sur tout ce qu’elle lui tendait et le dévorer, l’engloutir…

Personne ne lui demanda où il était ni ce qu’il avait fait durant tous ces jours. Personne ne parla non plus de le renvoyer au village.

Il était un homme désormais. Son beau-frère l’emmenait avec lui sur la carriole, il donnait un coup de main pour charger, décharger…

Un jour qu’ils avaient fait une livraison loin de chez eux, ils déjeunèrent ensemble dans un petit restaurant.

 

6

 

Je levai le pouce. L’Italien se tenait quelques pas plus loin et me rejoignait dès qu’une voiture s’arrêtait. Nous n’attendions pas longtemps sur le bord des routes, mais nous n’avancions que par minuscules sauts de puce. Notre cohabitation forcée se prolongeait donc d’autant. Trente kilomètres avec l’un, cinquante avec l’autre… Parfois nous nous arrêtions pour manger des aubergines farcies ou des brochettes dans un petit restaurant sans que notre relation s’améliore pour autant.

Gino – il s’appelait Gino, cet imbécile – m’aurait bien plantée là, lui aussi.

J’avais gâché l’ambiance dès le premier soir en m’installant de l’autre côté de la pinède. Ce n’est pas qu’il eut tant d’attirance pour moi, mais enfin, être écarté ainsi avant même d’avoir esquissé un geste, c’était déplaisant. Le regard méprisant que je lui avais lancé tandis qu’il faisait sa gymnastique matinale n’avait laissé aucun doute sur mes sentiments, à supposer qu’il put y en avoir encore un. Vexé, il s’était détourné et avait continué à rouler des mécaniques, mais le cœur n’y était plus.

Cependant, je lui étais trop utile pour qu’il me lâche. Et je ne savais comment m’en défaire.

Nous avons donc continué notre route, sans plus nous adresser la parole, ou presque. Nous ne parlions pas la même langue ce qui favorisait le silence.

Il montait à l’arrière avec son énorme sac à dos. Moi et mon petit sac de voyage, nous nous installions à l’avant, à côté du chauffeur.

Dans les descentes, souvent les conducteurs coupaient le moteur et descendaient en roue libre. Pour économiser l’essence, m’expliqua l’un d’entre eux.

– Ils sont complètement fous, protestait Gino en anglais. Avec les tournants qu’il y a, on va se planter…

Sa peur me faisait rire. Moi j’aimais bien descendre ainsi, surtout la nuit, sans phares et sans moteur, donc sans bruit… La mort si proche rendait la vie d’autant plus précieuse.

Souvent, la route rejoignait la mer. Elle apparaissait soudain à un tournant. Moutonnante, écumeuse, bordée de plages ou de rochers, soumise ou inaccessible. Gino aurait bien fait une pause sur une plage, mais nous étions l’un comme l’autre pressés d’arriver à Istanbul où nous pourrions enfin nous séparer. Nous continuions donc, nous contentant de l’admirer de loin.

Entre deux voitures, j’aimais marcher le long des routes bordées d’oliviers, de figuiers, de bougainvilliers… Gino suivait en grognant, son énorme sac sur le dos. Malheureusement, nous n’avions guère l’occasion d’aller ainsi à pied. Rares étaient les voitures qui nous doublaient sans s’arrêter.

 

7

 

 

Abdullah et son beau-frère mangeaient sans parler, savourant le repos et le repas d'un même cœur. Le patron du restaurant courait dans tous les sens pour servir tout le monde. Abdullah lui proposa de l’aider. Et c’est ainsi qu’il trouva son premier emploi.

Il travaillait sept jours sur sept, dix à douze heures par jour. Il faisait tout, la cuisine, le service, la vaisselle… Il était nourri, pouvait emporter les restes, et son patron lui donnait un peu d’argent en plus toutes les semaines. Il travailla ainsi deux mois de suite sans prendre un instant de répit. Puis il demanda quelques jours de congé à son patron : il voulait retourner chercher sa mère au village.

Il était parti depuis presque un an. Rien n’avait changé. Le grand marché du mardi, les blés, le chemin cabossé, les figuiers de barbarie, et le jasmin, pas encore fleuri. Sa mère portait le même fichu noir. Elle lui parut plus petite et plus vieille que dans son souvenir. La cour de la maison aussi semblait avoir rapetissé.

D’abord, elle résista, Abdullah n’avait encore que treize ans. Tout quitter, partir avec lui, c’était bien imprudent, un échec en ville la contraindrait à revenir, ce serait alors une honte, tout le village la montrerait du doigt, on parlerait derrière son dos. Elle avait peur mais il réussit à la convaincre. Il fallait s’en aller sans tarder. Son patron l’attendait. Ils quittèrent le village avant la fin de la nuit.

Il portait le matelas roulé en boule sur le dos. Elle avait réuni tous ses biens – deux casseroles, une broche offerte par son mari, quelques bouts de chiffon, des robes usées, des lainages et un châle – et les avait roulés dans une couverture. Ils étaient passés par l’arrière du village pour n’être vus par personne, mais un beau-frère déjà levé reconnut leurs silhouettes. Plus tard, Abdullah sut pourquoi il les avait laissé partir sans rien leur dire. Il faut les laisser faire, avait-il expliqué à sa femme, si le gamin reste ici, il ne pourra jamais s’en sortir, il sera berger toute sa vie. Qu’il aille en ville et qu’il sauve sa peau ! 

Abdullah ne s’était absenté que quelques jours. On se serra encore un peu plus chez sa sœur et il reprit le travail. Il gagnait trente livres par mois, il trouva une maison à louer pour quinze livres, sa mère se débrouillait avec les quinze livres restants. C’était bien plus qu’ils n’avaient jamais eu, même avant la mort du père.

Six mois plus tard, il eut l’occasion d’acheter une maison à Denizli. Ils vendirent celle du village et quelques terres à un beau-frère, les autres beaux-frères prêtèrent chacun quelques sous, Abdullah avait un peu d’argent de côté. Le propriétaire lui fit crédit du reste.

À quatorze ans il était propriétaire de sa maison, il gagnait sa vie et celle de sa mère.

Durant trois ans, il travailla sept jours sur sept au restaurant sans jamais prendre le moindre congé.

8

 

Arrivés à Istanbul dans l’après-midi mon Italien et moi, nous nous sommes séparés d’un commun accord à peine descendus de la voiture qui nous avait menés jusque-là.

– Salut !

– Salut !

Aucun de nous ne se retourna.

Je n’avais pas eu le temps d’imaginer Istanbul, ni la solitude. Tout était allé si vite depuis mon départ de Paris.

Je n’avais guère voyagé jusqu’ici. À part un séjour linguistique en Angleterre dont je gardais un unique souvenir, celui d’une jupe charleston grise. Ma mère me l’aurait achetée rouge comme je la désirais, je n’en doutais pas. Mais ce n’est pas elle qui s’en était occupée et l’Angleterre m’avait paru aussi grise et décevante que la jupe. Saint-Brieuc aussi était très loin derrière moi, très loin, les barreaux de la chambre d’hôpital où l’on m’avait gardée plus d’une semaine enfermée. J’étais libre désormais, sans mémoire, formidablement libre… Je regardais les gens, les rues, les maisons, avec exaltation. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais faire, je ne parlais pas un mot de turc mais rien de tout cela ne m’inquiétait. Depuis mon départ, tout s’était déroulé comme dans un rêve. J’avais traversé l’Italie et la Grèce sans rencontrer la moindre difficulté. Les hommes qui s’arrêtaient étaient d’une gentillesse rude et simple, presque muette. Jamais je ne m’étais sentie aussi protégée que durant ce voyage.

Votre hôtel a cinq étoiles ? Le mien en a mille, pensais-je. Les nuits étaient si douces, pas même de rosée au matin. Les bords des routes étaient bordés de figuiers, et l’on mangeait délicieusement pour presque rien.

Et j’étais enfin débarrassée de ce bellâtre d’Italien.

J’allais bien trouver un coin où passer la nuit… Un parc peut-être, un jardin ? Je ne m’inquiétais pas. En prenant la route, j’avais rejoint une communauté informelle, dans laquelle mon Italien sportif n’était qu’un touriste, la communauté des hippies, comme on disait alors.

J’en croisais trois, barbus, chevelus, au milieu des femmes en foulard blanc, des hommes en djellaba, des gamins en short, des voitures, des portefaix ployant sous des charges dix fois plus grosses qu’eux, des ânes, des vélos. Je les abordai sans hésiter. Ils allaient sûrement pouvoir me dire où poser mon sac. Ma question les fit rire.

– À Istanbul, personne ne dort dans la rue, me dirent-ils.

9

 

Au bout de 1095 jours de travail ininterrompu, Abdullah dénicha un nouveau restaurant qui le payait un peu mieux, et où il obtint son dimanche.

Un jour, un homme vint y dîner avec son père. Il était d’un village tout proche de celui d’Abdullah.

Les trois hommes – Abdullah avait alors dix-sept ans, il était bien un homme désormais – bavardèrent et sympathisèrent. Abdullah les invita chez lui pour leur présenter sa mère. Son nouvel ami travaillait en Allemagne et il était revenu en Turquie pour les vacances, lui avait-il expliqué.

L’Allemagne ? Un travail mieux payé ?

Ils passèrent la nuit à discuter. À trois heures du matin, Abdullah repartit travailler sans avoir fermé l’œil. Le père de son ami continua de discuter avec sa mère.

– Votre fils est un garçon courageux, lui dit-il, il devrait aller travailler en France, je connais des gens à Strasbourg qui pourraient l’aider. 

Ils repartirent, promettant de donner des nouvelles. Abdullah continua de travailler au restaurant.

Un jour, il décida de retourner voir le boulanger auquel il avait volé trois pains, cinq ans plus tôt. Ce vol le tourmentait et il voulait le réparer, rembourser l’homme qu’il avait volé.

Le boulanger était toujours aussi gros. C’était un homme simple, jovial, généreux. Il regarda le garçon avec stupéfaction. Il ne comprenait rien. 

– Tu m’as volé trois pains il y a cinq ans ? Tu viens me les payer? 

Il éclata de rire. Il se tapait sur le ventre en répétant :

– Trois pains ? Il y a cinq ans ?

Il n’en pouvait plus.

– Et tu viens me rembourser ?

Son gros ventre tressautait, il ne pouvait plus s’arrêter de rire. Enfin il réussit à reprendre son souffle.

– Écoute, mon garçon, j’ai besoin d’un apprenti, je t’engage. Je n’ai pas de fils, un jour tu hériteras du four et des pelles ! 

L’offre était inespérée, somptueuse. Apprendre un vrai métier, devenir un jour son propre patron…

Mais Abdullah ne pouvait pas abandonner son patron comme ça, expliqua-t-il au boulanger, encore plus stupéfait qu'il ne saute pas sur l'occasion.. son patron lui avait fait confiance, il avait besoin de lui…

Et le garçon repartit pour ne pas prendre son service en retard.

Quelques jours plus tard, le boulanger vint manger au restaurant. Il discuta avec le patron d’Abdullah, mais celui-ci ne voulait pas lâcher un aussi bon employé. Malgré tout, le boulanger rencontra le créancier d’Abdullah et il paya les dernières traites de la maison.

Il n’avait pas de fils. S’il en avait eu un, il l’aurait voulu comme celui-là, travailleur, s’occupant de sa mère et remboursant ses dettes. Il l’adopta, en quelque sorte.

« Je l’ai volé, et en retour il m’a fait beaucoup de bien… » répétera Abdullah toute sa vie.

Et puis un jour, les amis du restaurant revinrent. Ils avaient pris contact avec les gens de Strasbourg. Il ne restait plus à Abdullah qu’à signer son contrat. Son voyage était pris en charge à partir d’Istanbul. Il n’aurait qu’à payer trois mille livres quand il aurait gagné de l’argent en France.

Trois mille livres. Trois mois de salaire environ en France. Une fortune en Turquie.

Abdullah n’hésita pas, il fit la demande, remplit les papiers, passa la visite médicale. Il hypothéqua leurs dernières terres pour payer son billet jusqu’à la capitale. De Denizli à Istanbul, le train mettait trois jours. C’était un vieux train à charbon, il faisait quarante degrés dans les wagons, c’était l’été. L'été 1979. Abdullah ne possédait qu’un petit sac en plastique, et ses papiers pour se présenter au consulat.

Il n’avait pas encore dix-huit ans.

 

10

 

Mes trois hippies d’été partageaient une chambre dans un petit hôtel de la vieille ville. Ils m’y emmenèrent à travers un dédale de ruelles encombrées où flottaient des parfums de menthe et de merde mêlés. On y croisait des ânes et des hommes chargés comme des ânes qui criaient : « Balek, balek » pour tenter de se ménager un passage, à eux et à leur fardeau, au milieu de ces rues trop étroites. S’y mêlaient des odeurs de cuisine et de sueur recouverte de musc ou de santal. Mon enchantement grandissait à chaque pas. L’hôtel s’appelait le Buyuk Ayasofia, il était misérable à souhait et pour une livre la nuit, on pouvait y louer une natte sur la terrasse.

À peine arrivés, les trois garçons se mirent à rouler un joint. Allongés sur leur lit dans la chambre mal éclairée, ils essayèrent de me convaincre de prendre une chambre ou de rester avec eux.

– Tu ne vas pas dormir là-haut, me dit Yvan.

– Aucun Européen ne dort sur la terrasse, ajouta Hans, l’Allemand qui parlait très bien français.

– Surtout pas une fille. Il n’y a que des hommes sur la terrasse, renchérit Antoine.

– Et alors ? ripostai-je.

Les hommes ne me faisaient pas peur. Beaucoup moins que la perspective de rester enfermée dans cette chambre médiocre alors que la nuit turque étendait sa splendeur au-dessus de nous. Et puis j’avais si peu d’argent que je préférais en dépenser le moins possible.

– Tu fais ce que tu veux, conclut Yvan en haussant les épaules.

Je les quittai donc après avoir, par politesse, tiré sur le joint qu’ils me tendaient.

Je les laissai sans regret, vautrés sur leur lit dans la chambre enfumée, baignée dans la lumière faiblarde d’une ampoule nue qui balançait ses trente watts au bout d’un fil électrique trop long.

Sur la terrasse, il n’y avait aucune lumière que celle de la ville autour et des étoiles au-dessus de nos têtes. Je devinais des silhouettes allongées ici et là. J’avais posé mon sac dans la chambre des garçons et je n’avais pris que mes cigarettes et un briquet. Toute ma fortune était dans la poche du jean que je gardais pour dormir. J’avais même un billet de vingt dollars cousu dans l’ourlet, à n’utiliser qu’en dernière extrémité… Le garçon de service passa voir si tout allait bien. Il s’enquit avec insistance en mauvais anglais, de mon aise. « It’s okey for you, répétait-il. Everything okey ? » Sans doute était-il aussi surpris que les garçons de cette étrange volonté de dormir dehors. Il s’attarda à mes côtés, sans oser un geste, puis finit par me laisser et redescendit en traînant ses savates.

Debout dans la nuit, je contemplais à mes pieds la coupole dorée de Sainte-Sophie et les six minarets de la Mosquée Bleue.

J’étais la reine du monde.

 

11

 

Une épidémie de choléra s’était déclarée en Bulgarie, les cas se multipliaient en Turquie et les pays limitrophes fermèrent leurs frontières.

Abdullah se retrouva bloqué dans la capitale, sans rien en poche que son billet de train pour une ville inconnue dans un pays inaccessible. Il en lisait et relisait le nom : Charleville-Mézières. Y arriverait-il jamais ? Et comment ?

À Istanbul, personne ne dort dehors. Il couchait sur le toit du Sultan Hamet, un petit hôtel de la vieille ville, juste en face du Buyuk Ayasofia.

Il se rendait tous les jours au consulat, en vain. Personne ne pouvait rien pour lui.

Il resta bloqué vingt-quatre jours, vingt-quatre. Quarante ans plus tard il en sait encore le chiffre exact. Heureusement, il s’était fait trois amis au consulat, bloqués comme lui. L’un d’entre eux connaissait un étudiant en médecine qui, généreusement leur paya à tous les quatre le voyage de retour.

Abdullah rentra à Denizli un mois après en être parti. Sale, affamé, honteux. Une vingtaine de jours plus tard, on les rappela. Il fallait remonter à Istanbul et de là, on prendrait l’avion pour Paris. Les billets de train seraient échangés contre des billets d’avion. Il repartit aussitôt.

Il fallait se faire piquer contre le choléra avant l’embarquement. Au dispensaire, il y avait une queue immense et une unique seringue pour une vingtaine de doses. Un petit peu d’alcool sur un coton, et on pique. Au suivant. L’aiguille n’était changée que toutes les soixante ou quatre-vingt personnes. Le coton, pareil. Abdullah tremblait un peu en tendant le bras. La seringue lui paraissait plus grosse que son poignet.

À la douane, il faillit bien ne pas pouvoir passer, car il était mineur. On le mit de côté tandis que les sacs étaient fouillés un par un. Les haricots, secs, les pois chiches et les diverses farines emportés pour subsister durant les premiers jours furent impitoyablement jetés, toujours à cause du choléra. Au dernier moment, qui sait pourquoi, un policier lui fit signe de passer, lui, sa valise et ses haricots secs.

En quelques heures à peine, ils se retrouvèrent en France.

À l’arrivée, à l’aéroport de Paris, un interprète les attendait pour les emmener jusqu’à la gare de l’Est. Il les abandonna là avec les horaires de train. Il n’y en avait pas avant le lendemain matin. Abdullah, comme les autres, n’avait qu’un tee-shirt sur le dos. Il passa la nuit à grelotter dans le hall de la gare, avec ses treize camarades.

L’un d’entre eux avait encore trois feuilles de brick que sa mère lui avait glissées dans son sac. Il les partagea en quatorze.

 

 

12

 

Mes amis ne sortaient guère de leur chambre enfumée que pour manger, boire ou acheter du shit. Ils souriaient de ma naïveté. Tout m’enchantait, les parfums du Grand Bazar, le goût des sardines qu’on achète pour quelques centimes près du pont Galata, avec un morceau d’oignon cru entre deux tranches de pain, grillées sur place par les pêcheurs, à l’intérieur même de leur barque. J’aimais à la folie l’encombrement des rues, le cri des porteurs – « balek balek » – les boutiques sous le pont, l’odeur des narguilés et la mer qui dansait au pied des quais. Les ânes et les chiens m’enchantaient autant que les mosaïques bleues de la Mosquée aux six minarets. J’aimais le chant des muezzins et celui du coq. Un jour je visitai, allez savoir comment, une usine de petites cuillères installée dans les cellules d’une ancienne prison. Je regardais les pierres suintantes d’humidité des anciennes cellules, les machines archaïques qui découpaient les longues bandes métalliques en objets au bord coupant. J’écoutais le bruit infernal des machines avec l’émerveillement d’un sourd auquel l’ouïe vient d’être donnée. Je me perdais pendant des heures dans les labyrinthes des ruelles. J’avais l’impression de n’avoir jamais rien vu auparavant, que ma propre prison.

Au bout de quelques jours de cette errance illuminée, je décidai de continuer. Toujours seule. Toujours en stop.

Il n’y avait guère de voitures, c’était surtout des camions qui s’arrêtaient et m’embarquaient. Je dormais dehors, ou chez les chauffeurs, sur la natte unique où dormait toute la famille, homme, femme et enfants. On me faisait une place. J’habitais le monde comme à son commencement. Ici, une antique machine à coudre Singer trônait dans une pièce taillée à même la roche. Là, l’eau affleurait dans un trou, on la recueillait dans une boîte de conserve. Tout m’était naturel.

Une nuit, le camion qui m’avait embarquée s’arrêta sur une place de village où jouaient des musiciens. Je dansai comme je n’avais jamais osé danser, seule au milieu d’un cercle d’hommes qui tapaient des mains. Inconsciente. Et puis mon chauffeur me fit remonter dans son camion et nous repartîmes. À partir de cet instant, j’habitais mon corps avec bonheur comme je l’avais habité enfant, quand je sautais à la corde ou fonçais sur mes patins à roulettes, sans me soucier de lui.

J’arrivai ainsi à Izmir. D’Izmir je pris un bateau pour Rhodes. Je ne savais pas que Rhodes était déjà une île vouée au seul tourisme. Ni que j’étais retournée en Grèce. Je pris la fuite le jour même… un bateau pour Athènes, et je remontai vers Istanbul par la même route bordée de figuiers, comme on rentre chez soi. Seule, cette fois. J’eus quelque difficulté à entrer en Turquie, car aucun tampon sur mon passeport n’attestait que j’en étais sortie. Simple erreur administrative qui faillit m’empêcher de retourner à Istanbul.

L’aventure amusa beaucoup mes amis qui n’avaient pas quitté leur chambre du Buyuk Ayasaofia. J’étais une héroïne.

Je repris la route dès le lendemain, cette fois pour partir vers l’est, vers la Cappadoce où je fis du chameau-stop, fus invitée à une noce et manquai me faire violer par les femmes que mes cheveux sauvages fascinaient.

Je n’avais plus la moindre envie de mourir et quand vint la fin du mois de septembre, je décidai de rentrer en France et de poursuivre mes études. J’avais toujours mes vingt dollars cousus dans mon jean. Je m’achetai une veste en peau de chèvre dont l’odeur puissante attestait l’authenticité si l’on voulait en douter. Je dus me faire vacciner contre le choléra car le tampon de vaccination était obligatoire pour sortir du pays. J'allais au dispensaire. J’étais la seule Européenne dans la longue file d’attente. Cela ne me gênait pas. J’eus de la chance, l’aiguille n’était pas encore trop émoussée, elle avait été changée peu de temps avant que je passe. Le coton était un peu gris, la dose approximative, mais j’obtins le tampon.

Au suivant.

Je sortis de Turquie à pied. Les douaniers, à l’ombre de leur guérite, me regardaient avancer sous un soleil impitoyable. Je mourais de chaud avec ma veste en peau de chèvre sur le bras. « Güle güle. » Bon voyage, me dirent-ils en riant.

Je quittai la Turquie comme l’avait quittée – je l’apprendrais beaucoup plus tard – mes grands-parents inconnus, soixante ou soixante-dix ans plus tôt.

Mon sac de voyage avait sensiblement grossi. Pas moi, et je nous traînais péniblement jusqu’au poste de douane suivant. Je me retrouvai en Allemagne en vingt-quatre heures sans avoir échangé un mot avec le couple qui m’avait ramassée, épuisée, sur le bord de la route, à quelques pas de la frontière. Je passai la nuit suivante dehors. À mon réveil, je fus surprise de découvrir mon sac de couchage trempé de rosée.

J’arrivai à Paris juste à temps pour la rentrée universitaire 1970-1971.

 

13

 

À peine arrivé à Bogny-sur-Meuse, Abdullah commença à travailler chez Raguet, comme tous les autres. Il posa son sac Le 15 septembre à midi, et à une heure il était à sa place, à la chaîne.

Les mois passèrent, puis une année, et une seconde.

Abdullah était toujours le premier arrivé, le dernier parti. Le patron lui confiait les clés pour qu’il puisse chauffer les fours le matin avant l’arrivée des autres. Il remboursa d’abord les trois mille livres de son passage, puis il économisa de quoi faire opérer sa mère qui souffrait de l’estomac. Quand on l'opéra, on lui trouva cinquante-deux calculs au niveau de la vésicule biliaire.

« Cinquante-deux, vous vous rendez compte ! Jamais cela n’aurait été possible, si je n’avais pas travaillé en France », me dit-il plein de reconnaissance.

C’était un bon, un très bon ouvrier, mais quand il fut convoqué par le consulat pour le service militaire, son patron ne put rien faire pour qu’il reste malgré le désir qu'il avait de garder une si bonne recrue. . Abdullah dut prendre un congé et rentrer au pays.

Pendant six mois, il attendit son ordre d’incorporation. Il revit son ami Ali, celui qui avait travaillé en Allemagne, c’est là qu’il fit la connaissance de sa petite sœur, Sedanur.

Abduallah et Sedanur se fiancèrent.

Le service militaire durait vingt mois en Turquie à cette époque.

Au terme de ces vingt mois, Abdullah revint pour se marier avec Sedanur, mais, alors que la cérémonie venait à peine de commencer, la guerre de Chypre éclata, il fut rappelé sous les drapeaux et il dut partir sur le champ, laissant devant l'église la fiancée, sa famille, et tous leurs invités.

À peine arrivé à Istanbul, on l’engagea comme chauffeur. Il conduisait des camions d’armes en Bulgarie. Le treizième jour, il fut convoqué par un officier qui voulait savoir comment il avait fait pour rejoindre Istanbul de Denizli en cinq heures. En cinq heures ? Non, c’était une erreur, une erreur de date, une simple erreur administrative. Impossible de tremonter en cinq heures de Denizli à Istanbul. Abdullah l’expliqua à l’officier, il raconta le mariage interrompu, la remontée précipitée.

L’officier venait de perdre un fils à la guerre. « Je ne veux pas que votre femme soit veuve avant même d’être mariée » avait-il dit. « Allez la retrouver. Et faites aussi vite que pour venir ! »

C’est ainsi qu’il fut démobilisé.

Le 9 août 1974, Abdullah et Sedanur achevèrent la cérémonie commencée trois semaines plus tôt.

Après son mariage avec la petite sœur d’Ali, Abdullah retourna en France. Son passeport était encore valide, mais il découvrit à son arrivée que son permis de travail ne l’était plus. Monsieur Raguet, son patron, le reprit au noir. Il s’occupa lui-même de régler tous les problèmes administratifs. Un ouvrier comme Abdullah, ça ne se laisse pas passer.

« Il a été un troisième père pour moi », me dira-il.

Le deuxième, je l’avais bien compris, c’était le boulanger qu’il avait volé.

Monsieur Raguet s’occupa aussi des papiers de Sedanur et grâce à lui, en septembre 1975, la jeune femme rejoignit son mari à Bogny-sur-Meuse. La loi sur le regroupement familial ne serait votée que l’année suivante.

Neuf mois plus tard, leur première fille vint au monde.

 

Je ne sais pas en quelle année Abdullah a quitté l’usine et acheté l’épicerie. Il habite avec sa famille l'appartement au-dessus. C’est là que je le rencontre au printemps 2010.

Je suis devenu écrivain, et l’association Aymon Lire avec laquelle je travaille souvent m’a demandé de recueillir la mémoire de ces habitants de Bogny-sur-Meuse venus d’Espagne, d’Italie, du Portugal, du Maghreb et d’ailleurs pour travailler en France. Abdullah fait partie de ceux qui ont accepté de témoigner.

Aujourd’hui, il a six filles. Les quatre plus grandes sont mariées. Les deux dernières sont encore à la maison. L’une d’entre elles nous sert de traductrice, car Abdullah ne parle pas très bien le français, moi pas du tout le turc.

Il a aussi quatre petits-enfants. La quatrième est née le 18 juin 2009. On attend le suivant pour le mois d’octobre.

Trois petits-fils et deux petites-filles.

Je regarde les photos en buvant le thé et en grignotant les délicieux petits plats que nous a préparés Sedanur.

Elle écoute son mari raconter leur histoire, elle ne fait aucun commentaire mais elle sourit beaucoup, nous sert avec empressement. Elle est toute petite, un peu ronde avec un visage presque sans rides.

Je raconte alors mon voyage à Istanbul cette année-là, l’année du choléra. Sa fille traduit en turc. Je dis mon émerveillement, la terrasse du Buyuk Ayasofia, juste en face de celle où il dormait sur une natte semblable à la mienne :

– Je regardais le dôme de Sainte-Sophie et les six minarets de la Mosquée Bleue qui brillaient à mes pieds. J’étais la reine du monde, dis-je.

– Moi, j’étais le paillasson du monde, me répond Abdullah avec douceur.

Nous nous regardons, conscient du long chemin que nous avons parcouru l'un et l'autre, ces chemins si différents qui se sont croisé une fois sans que nous le sachions et qui se croisent à nouveau plus de 30 ans plus tard. Plus de reine ni de paillasson. Rien qu'un homme et une femme du même âge à peu près, si proches et si différents.

Une de ses filles passe dans le petit salon où il me reçoit. Elle est belle comme une princesse des mille et une nuits. Grande, élancée, la poitrine fière sur une taille longue et souple. Ses yeux noirs sont fardés de khôl. Elle s’étonne :

– Qu’est-ce qui se passe, vous pleurez ? 

Je souris en reniflant. Nous reniflons tous, y compris la jeune traductrice qui n’avait jamais entendu l’histoire de son père.

Abdullah est un héros digne de Victor Hugo, et je voudrais lui rendre hommage comme il le mérite mais nous avons changé de siècle, et je ne suis pas Victor Hugo. Je peux seulement témoigner, je dis :

– C’est la rencontre de la reine et du paillasson.

La reine et le paillasson ? La jeune fille nous regarde rire sans comprendre.

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