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2 novembre 2020 1 02 /11 /novembre /2020 17:03
L'Algérienne

L’Algérienne

 

1

 

Un jour, dans une autre vie, j’ai été petit berger dans ce pays de nomades et de grands pâturages, du temps où il s’appelait encore la Numidie. J’ai marché derrière les bêtes dans la poussière et la soif. J’ai reconnu la lumière, les pierres, la terre. Ma terre, mon pays… J’en avais la certitude, inscrite dans l’odeur de ma peau, dans l’épaisseur de mes cheveux. J’en ai eu la certitude au premier matin où je me suis réveillée sur cette terre.

J’étais en cinquième ou en quatrième, quand Kinou est arrivée dans notre classe, au lycée Marie Curie, à Tarbes. Elle venait de Meknès, avec sa chevelure noire, bouclée, brillante, ses seins déjà ronds, sa taille fine, ses hanches de femme. Avec son rire éclatant, ses yeux noisette foncé, brillants et malicieux. Meknès, c’était une ville du Maroc, pleine de roses et de soleil, nous disait-elle. On l’appelait « le petit Paris ». Moi je venais de Paris, tout court, Paris en France, Paris la Tour Eiffel ou plutôt pour moi, Paris le Sacré-Coeur… C’est peut-être cet exil commun qui nous a rapprochées. L’année précédente, on s’était moqué de mon accent pointu, aujourd’hui c’est d’elle qu’on riait. Mais elle ne s’en chagrinait pas, riait plus fort que nous. C’était une pied-noir, disait-on sans savoir ce que cela voulait dire. Ou bien, c’est elle qui s’en vantait, sans s’en expliquer davantage. Elle venait de l’autre côté de la Méditerranée, c’est tout ce que l’on savait. Sa joie de vivre contagieuse se mêlait parfois d’une violente nostalgie de « Là-bas ».

Son père, un homme placide, presque chauve, avait retrouvé un emploi dans la banque, mais c’est sa mère qui m’étonnait le plus. Je n’avais jamais vu de femme comme celle-là, criant à tout bout de champ de façon très théâtrale, mais qui ne faisait peur à personne. Un foulard sur la tête, en chemise de nuit toute la journée… C’est le souvenir que j’ai gardé d’elle ! Et son accent ! Son accent ! Kinou avait la langue bien pendue, certes, mais rien à voir avec sa mère, qui nous faisait systématiquement surveiller par le petit frère, – une vraie peste, une graine de maquereau, pensais-je rageusement –, un très joli petit brun de douze ans, qui ressemblait à sa sœur, et monnayait son silence contre des verres de limonade et des parties de baby-foot payées par nos copains.

L’Algérie venait juste de déclarer son indépendance avec la bénédiction du général de Gaulle. Les Français d’Algérie, Arabes, Kabyles ou Espagnols, comme mon amie Kinou, débarquaient par milliers tandis que des milliers d’autres musulmans profrançais étaient assassinés en Algérie, après que l’armée française y eut pratiqué la très sale guerre que l’on saurait plus tard.

Moi, je rêvais des roses de Meknès en buvant du thé et en mangeant des gâteaux trop sucrés que me servait la mère de Kinou.

Cet été-là ou le suivant, je passais un mois en camping à Hendaye avec mon amie et sa famille. Premiers flirts, avec le petit frère toujours collé à nos baskets. Le père lisait son journal assis sur un pliant de toile. C’était curieux, un homme en short. Je n’avais pas l’habitude.

Et puis je déménageai une fois de plus. Je quittai les Pyrénées, le lycée, les copines… J’oubliai Kinou, ses fou rires, sa somptueuse chevelure et son insupportable petit frère.

Neuf ans plus tard, je rencontrai Ariane à la fac, à mon retour de Turquie. Elle me proposa de partir avec elle l’été suivant, au Maroc et en Algérie.

Le Maroc ? Meknès, Kinou… je dis « oui » immédiatement.

Nous sommes parties en voiture, je n’avais pas le permis, c’est Ariane qui conduisait. Nous avions tout ce qu’il faut pour dormir dehors, quelques travelers chèques, et un chat… Nous avons traversé l’Espagne, embarqué pour Ceuta, puis ce fut Tanger où nous ne restâmes que quelques jours. Après avoir longé un moment la côte algérienne, nous sommes descendues vers le sud. Les touristes étaient restés au Maroc. Ici, en Algérie, il n’y en avait pas.

Touristes, nous ? Non !

L’Algérie était révolutionnaire. Moi aussi. L’Algérie avait été française, elle était désormais algérienne. Moi aussi.

 

2

 

La wilaya de Bouira présente un important potentiel naturel et touristique. Espaces montagneux forestiers, site touristique (Tikjda), site thermal, sites historiques et archéologiques… c’est ce qu’on peut lire aujourd’hui sur Internet, mais quand Melaïd est née, en 1957, à Semmache, dans la wilaya de Bouira, pas très loin de Tizi-Ouzou, c’était juste un petit village et la route n’allait pas jusqu’à sa maison.

Les femmes avaient leurs propres sentiers entre les arbres et les carrés de légumes, qui portaient les traces de leurs pieds nus et celles des troupeaux. Pieds et têtes nus, c’est ainsi qu’elles allaient à leurs jardins potagers ou à la cueillette d’olives en hiver, dans leurs grandes robes à fleurs. Des grappes de raisin Hmar Bou Ammar pendaient sur les lisières des sentiers, offertes à la gourmandise des écoliers.

Areski, lui, était originaire de M’chedellah. Un haut lieu de résistance au colonialisme. Le relief montagneux de la région en faisait une bonne zone de repli pour les moudjahidines, qui trouvaient soutien et protection auprès de la population locale. Pour couper toute relation entre les villageois et les éléments de l’ALN, les soldats de Bigeard rasèrent complètement les villages de la carte. Ils brûlèrent d’abord Ighzer Iwaquren, le 6 mai 1957, puis Tadart Lejdid, le 4 novembre de la même année.

À l’époque, Areski avait huit ans. Depuis, il habitait à El Adjiba avec ses parents, à quelques kilomètres de Semmache.

Il avait vingt-trois ans quand il a épousé Melaïd. Elle en avait quinze. C’était le printemps, le printemps 1972. L’Algérie était indépendante depuis déjà dix ans.

Melaïd avait quinze ans. La montagne était en fleurs. Chênes verts, figuiers et cèdres se mêlaient, comme revigorés par la neige de l’hiver. Il y avait au moins onze voitures venues de tous les alentours pour fêter le mariage, dira-t-elle avec fierté quand elle me le racontera.

Onze voitures, dans cette région presque sans routes. Les familles n’avaient pas cent francs par mois pour vivre, mais personne ne restait sans manger, la loi de la tribu primait encore sur toutes les autres.

« Quel beau mariage ! » Elle s’en souvient comme si c’était hier. Ses yeux brillent. Une femme l’a portée jusqu’à la route pour que ses pieds ne touchent pas le sol.

 

3

 

Un mois durant, Ariane et moi nous avons parcouru l’Algérie, d’Oran à El Goléa, d’Alger à Annaba, en passant par Biskra, El Ghardaïa, petite et grande Kabylie… Nous dormions à la belle étoile, loin de toute ville, de tout village. Le chat partageait mon sac de couchage. Nous allions dans les marchés acheter des olives, des tomates, des courgettes ou du potiron que nous faisions cuire le soir sur un camping-gaz. Nous tordions au crochet des écheveaux de laine aux couleurs vives – rose fuchsia et violet vif – pour en faire de petits carrés qui, cousus ensemble, constitueraient une somptueuse couverture.

Parfois, nous allions manger un couscous dans une obscure gargote de village dont nous sortions à reculons en remerciant « Saha saha » : un homme avait payé pour nous ce repas. Qui ? Nous ne le savions pas. Tous les clients du restaurant – princes anonymes dans leur corps de paysans – avaient le regard baissé vers leur assiette… « Saha ». Seul le patron nous regardait partir en souriant.

À la fin de l’été, je rentrai en France comme on part en exil. Et dès la fin de l’année universitaire, je revins dans cette Afrique du Nord qui m’était devenue pays natal.

J’avais convaincu le professeur Olivier Revault d’Allones que je devais passer toute l’année en Algérie pour y préparer une maîtrise sur « la condition des femmes dix ans après l’indépendance ». Il avait accepté d’être mon directeur de thèse et signé toutes les dispenses nécessaires pour que je puisse toucher ma bourse en Algérie.

J’avais rencontré Claude chez un ami où nous nous retrouvions pour créer une revue de poésie. Nous ne nous étions plus quittés. Il était blond aux yeux bleus, un visage de fille, une bouche comme celle de Mick Jagger. Il était terriblement gentil, et nous étions très amoureux. Il me suivit. Les chauffeurs espagnols étaient moins aimables que les grecs, les longs cheveux blonds de mon ami ne leur plaisaient pas et nous attendions longtemps sur le bord des routes, mais enfin on finit par arriver à Algésiras. Nous nous attardâmes à Tanger, un peu plus longtemps que je ne l’aurais souhaité, puis ce fut Fez, Oujda. Enfin ce fut l’Algérie. Plus de touristes, plus de hippies… Juste lui et moi.

Direction Aïn Sefra où était morte un siècle plus tôt Isabelle Eberhardt.

Ma bourse d’étudiante – six cents francs par trimestre – était un peu insuffisante pour nous deux, même changée en dinars. Mon amoureux trouva un boulot de radio-traducteur pour des Américains qui construisaient un barrage à Béchar. Il traduisait de l’anglais vers le français que parlaient encore la plupart des Algériens. Nous apprîmes quelques mots d’arabe, en riant comme des enfants. « Skone ? » demandais-je quand un voisin tapait à ma porte, une voisine en réalité, et plus souvent une enfant. « Skone ? » Qui c’est ? Certains jours le vent – le khamsin­ – apportait du désert des particules de sable si fines que l’air même en était coloré d’un rouge brique qui contaminait jusqu’au ciel.

Nous restâmes six mois à Béchar, aurions-nous pu y passer une vie ?

Ce fut une vie que ces six mois.

 

4

 

Melaïd avait quitté sa maison en pleurant, comme il convient. Elle n’avait pas touché le sol de ses pieds, comme il convient. Elle habitait maintenant avec ses beaux-parents, ses beaux-frères, ses belles-sœurs, comme il convient.

Areski s’était inscrit sur une liste d’émigration. Six mois après son mariage, il était parti travailler en France. Melaïd était enceinte, une petite fille.

Areski n’avait vu sa fille qu’une fois. Quand il était revenu l’été suivant, la petite était morte.

Il venait chaque année, un mois, et il repartait.

Saliha vint au monde en 1976. Kahina en 1981 et Nadia en 1984.

Douze ans durant, Mélaïd vécut chez ses beaux-parents. Son mari revenait tous les ans pour un mois, et il repartait. Une des sœurs d’Areski se maria. Son frère partit travailler en France lui aussi. Areski voulait que sa femme et ses enfants viennent le rejoindre, mais ses parents ne voulaient pas les laisser partir. Son père refusa de faire les papiers pour sa belle-fille et ses petits-enfants.

Un garçon venait de naître, le premier. Ses grands-parents voulaient le voir grandir.

Alors Melaïd, la timide Melaïd fit un coup de force : elle retourna chez ses parents et se mit sous la protection de ses frères. Salah était maître d’école, c’est lui qui s’occupa des papiers pour permettre à sa petite sœur de rejoindre son mari, en France.

Trois mois plus tard, ils partaient à deux voitures pour l’aéroport d’Alger, Melaïd, les trois filles, Salah, Shérif le petit frère qui portait la petite Nadia, un cousin qui conduisait et le petit dernier Nabil, qui dormait.

Il avait un mois. Il dormait paisiblement dans les bras de sa mère.

Mais ils n’eurent pas de chance. « Il faisait rouge partout ce jour-là. » Le vent, le sable…

Et à l’arrivée, Melaïd et les petits furent refoulés à la douane : Areski s’était trompé, il avait envoyé un papier à la mairie au lieu de l’envoyer au consulat. Il fallut faire demi-tour, sortir de l’aéroport avec les trois filles, le bébé endormi, les valises…

Heureusement, Salah était encore là. Il ne restait plus qu’à rentrer.

Nabil dormait toujours sur le sein de sa mère. Il était une heure du matin quand ils arrivèrent au village. Il commençait à faire frais et les petites tremblaient un peu. Elles trouvèrent leur grand-mère en larmes. Stupéfaite de les voir revenir, la vieille ne savait pas si elle était heureuse ou malheureuse !

Un mois plus tard, les papiers arrivèrent, ils repartirent. Deux voitures, les petites, Nabil dans les bras de sa mère. Et Shérif, le petit frère, qui prendrait l’avion avec elles. Et cette fois, ils montèrent dans l’avion qui décolla, quitta la terre natale franchit la Méditerranée, remonta la France jusqu’à Orly.

Mélaïd avait les yeux rouges et gonflés. Elle avait tellement pleuré qu’elle ne voyait plus rien. Nabil était toujours dans ses bras. Il pleurait, tétait, dormait. Les petites se serraient les unes contre les autres. Tout était si grand. Effrayant.

Heureusement Areski était là qui les attendait à l’aéroport. Tout le monde se tassa dans un taxi et ils partirent pour la gare du Nord. Mais avant il fallut passer à la police et à la douane. Au contrôle sanitaire aussi où on leur fit une piqûre « avec un tube gros comme ça ». C’est la seule chose dont Nadia se souviendrait. Ce tube énorme. Nabil pesait de plus en plus lourd dans les bras crispés de sa mère. Il tétait sans arrêt. Mélaïd n’en pouvait plus. Nadia s’accrochait à ses jambes, il fallait la prendre dans les bras elle aussi.

Enfin, après des heures de train, ils arrivèrent à Charleville. Areski avait garé sa voiture sur le parking de la gare. Il prit le volant et les emmena. C’était magique.

Une rivière, la Meuse. Des arbres, des bois. Des rochers qui brillent sous le soleil : les quatre Fils Aymon. Ça y est, ils étaient arrivés.

Kahina, du bas de ses 8 ans, regardait le HLM avec toutes ces lumières. Elle n’en revenait pas. L’avion, l’électricité… Nadia tomba de sommeil avant même d’être entrée dans l’appartement. Areski avait tout préparé : les chambres pour les enfants, les lits, les couvertures. Tout était prêt. Tout était neuf.

Mélaïd pleurait encore, mais cette fois c’était de joie, d’épuisement aussi.

 

5

 

Mon compagnon avait les yeux bleus de sa mère, une Suédoise, ses cheveux blonds et ses pommettes très marquées. On le regardait beaucoup, avec un peu de circonspection. Arrivé à Aïn Sefra, où j’avais absolument voulu venir en mémoire d’Isabelle Eberhardt, il s’est assis sur le carrelage frais de l’unique hôtel, dos au mur.

– Impossible de descendre plus au sud, m’a-t-il dit. Je n’en peux plus.

Il n’y avait personne à la réception. Je l’ai laissé là, avec nos sacs, et je suis allée marcher dans les rues sableuses à la recherche de quelques traces de l’aventurière morte noyée dans cette oasis désertique lors d’une improbable inondation en 1904.

J’errais entre les murs de terre dont la couleur se confondait avec celle du sol. Parfois je croisais un fantôme tout de blanc couvert qui rasait les murs et disparaissait à l’entrebâillement d’une porte. Nulle part je ne trouvai de trace de l’aventurière. Je retournai à l’hôtel avant de m’être tout à fait perdue dans ce labyrinthe de rues toutes semblables.

Claude, mon compagnon était en train de bavarder avec un jeune garçon de notre âge, ou légèrement plus jeune peut-être.

Djamel avait dix-sept ans, et il nous invitait à séjourner chez lui, à quelques pas de là, aussi longtemps que nous le souhaiterions. Il ne connaissait pas le nom d’Isabelle Eberhardt et ne savait rien de l’inondation qui avait noyé la ville soixante-dix ans plus tôt. Mais il rêvait de la France, de l’Amérique, tout en adorant son pays, El Djazair, l’Algérie. Son frère aîné construisait une route entre In-Salah et Tamanrasset. Il revenait tous les trois mois environ pour une semaine de congé. Djamel vivait avec sa mère, sa belle-sœur et sa petite sœur.

Khadija, sa belle-sœur avait trois ans de moins que moi, mais elle était déjà maman d’un petit Mohammed dun an qui remplissait ses yeux de bonheur et de fierté. C’était une femme tandis que je n’étais encore qu’une adolescente. Même physiquement, avec mes seins menus et mes hanches étroites de garçon, je ressemblais plus à la petite sœur de douze ans qui nous accompagnait au hammam qu’à une femme.

N’empêche, notre complicité fut immédiate et totale.

– Je sais que je suis très malheureuse, me dit Khadija tandis que j’enlevais en soufflant le grand voile blanc dont elle m’avait aidée à me couvrir au sortir du hammam où nous étions allées ensemble. Elle évoqua une cousine oranaise, qui s’habillait à l’européenne, ne vivait pas avec sa belle-mère et pouvait aller rendre visite à ses amies, tandis qu’elle ne retrouvait les siennes qu’une fois par semaine, au hammam où elle ne devait pas s’attarder trop longtemps sous peine d’être rappelée à l’ordre par sa jeune belle-sœur.

Mais quand je lui confiai que je voyais rarement ma mère, que je n’avais plus de nouvelle de mon frère depuis des années, que je n’avais jamais eu de père ni de sœur, que j’ignorais mes cousins, quand je lui avouais que je n’étais pas mariée avec mon compagnon, elle s’exclama du fond du cœur : « Comme tu dois être malheureuse ! »

Mais je n’étais pas malheureuse, et elle non plus.

Quand son mari revint, je découvris ce qu’était un prince. Grand, mince, altier. Khadija le regardait avec adoration. Claude comme moi, était sous le charme de cet homme fier et noble.

 

6

 

Depuis quinze ans qu’ils étaient mariés, Melaïd n’avait vécu avec son mari que vingt et un mois : quinze plus six. Désormais, il rentrait tous les soirs, il retrouvait sa femme et ses enfants tous les soirs.

– Tu descends et tu demandes : « deux baguettes, s’il vous plaît », disait Areski à sa femme. Elle descendait, mais arrivée près de la camionnette, elle ne savait plus, alors elle montrait deux avec ses doigts, et puis elle tendait son porte-monnaie à la boulangère qui lui montrait les sous et lui faisait répéter.

Peu à peu, elle apprenait avec les unes et les autres.

Un jour, une voisine était venue la voir. Elle lui avait demandé un oignon. « Un nognion ? » Melaïd ne savait pas ce que c’était qu’un « nognion ». Elle a dit : « Non je n’ai pas… » La voisine a insisté. Elles sont allées ensemble dans la cuisine. « C’est ça », a dit la voisine en prenant l’oignon dans la main. « Regarde ! » Mélaïd connaissait les « zognions », pas les « nognions »…

Sa première copine s’appelait Laurence. Son mari travaillait avec Areski dans la même usine. Ils étaient venus manger chez eux. Melaïd avait préparé un fameux couscous. Tout le monde s’était régalé. Laurence était revenue la voir, elle l’avait emmenée à l’atelier couture.

Nadia avait un vélo rose. Elle tournait, tournait autour du HLM, dans la gadoue. Melaïd surveillait sa fille du haut de la fenêtre.

La première fois qu’elle l’avait emmenée à l’école, elle s’était perdue sur le chemin du retour. Peu à peu ce fut plus facile, et puis Nadia allait toute seule à l’école.

Kahina apprit à lire, elle avait huit ans. Elle était allée à l’école pendant un an seulement en Kabylie. On la fit passer de classe en CLISS. Il était trop tard pour qu’elle se crût d’ici, elle était partie trop tôt pour se croire de là-bas. Longtemps, longtemps, elle garderait ce sentiment, ce regret… Elle était trop petite ou trop grande.

Plus tard elle irait à Dijon, en CFA. Elle aurait son CAP de tapisserie, avec mention. Elle se marierait.

Elle se demanderait toujours : « Comment aurait-on vécu si on était resté là-bas ? »

 

7

 

Il avait bien fallu quitter Aïn Sefra. Khadija parlait très bien français, mais elle ne savait pas lire ni écrire, nous n’avons donc jamais échangé de lettres mais elle est restée ma sœur pour la vie.

C’est à Bechar que nous avons passé l’hiver 1972-1973 à deux cent cinquante kilomètres au sud d’Aïn Sefra, le long de la frontière marocaine. Comme toutes les maisons du douar, la nôtre avait un toit plat qui lui servait de terrasse. J’y passais des heures à lire en buvant du café jeté dans l’eau bouillante à la façon locale. Je me souviens de la cafetière d’émail bleu, et de la chaleur qui montait avec le soleil. Du bureau où il travaillait, Claude me voyait, semblable à une petite flamme disait-il, dans la longue robe rouge que j’avais achetée ici.

Parfois les enfants du coin venaient frapper à ma porte. Je criais : « Skone ? » n tirant le verrou, et les petites entraient en riant. Elles venaient chercher un oignon, un bonbon, m’apportaient des gâteaux ou du couscous.

Elles parlaient un peu français. J’apprenais avec elles quelques mots d’arabe… La condition des femmes, je l’observais au quotidien. Les femmes, je les écoutais, rire, se plaindre, se fâcher. Je ne leur demandais rien. Je n’enquêtais pas. Je vivais. J’écoutais. Khadija m’avait tout appris, par capillarité. Au lieu d’écrire mon mémoire, je lisais – Simenon, Flaubert, Maupassant… Ils constituaient tout le fonds de la bibliothèque du centre-ville.

Plus tard, une fois remontée à Alger, je lirais les romans des auteurs algériens francophones : Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Mohammed Dib, Assia Djebar, Mouloud Feraoun, Leila Sebbar…

Pour l’instant, je rêvais d’écrire l’histoire de la Kahina, la belle reine berbère qui résista aux Arabes au VIIe siècle, mais je ne trouvai rien sur elle à Béchar, aucun document. Il n’y avait à la bibliothèque que de vieux romans français dont je ne me privais pas, d’ailleurs.

El Kahina, devineresse, sorcière en arabe, ou féminin de cohen, prêtre en hébreu ? Ce nom cristallise l’histoire dont elle est la terrible et magnifique héroïne. Même vaincue, elle incarne toujours la résistance du peuple berbère, et aussi la force de la femme. Sa chevelure de miel – « comme la tienne », ajoutaient parfois amicalement celles qui m’avaient parlé d’elle –, flottait derrière son dos comme une traîne tandis qu’elle galopait à la tête de ses hommes. Les chaouis des Aurès l’appellent Yemma El Kahina – mère Kahina – et la vénèrent. En Kabylie, elle est présente dans les contes pour enfants, dans les chansons populaires. Une sorte d’amazone qui menait ses guerriers à cheval. Pratiquant la politique, encore inconnue à l’époque, de la terre brûlée, elle tint tête pendant cinq ans aux troupes d’Hassan.

Berbère ? Juive ?

Je retrouverais cette question dix ans plus tard dans le roman de Driss Chraibi, Oum er Bia – la Mère du Printemps que je lirais et relirais comme si c’était l’histoire de mes pères.

Mais pour l’instant, je ne me souciais de rien. Vivre suffisait. Boire du café seule et partager le thé avec les voisines. Aller au ksar dans ma robe rouge et acheter une boîte de sardines et des pâtes. Attendre le retour de mon compagnon.

Rêver de la Kahina.

Un jour, en Kabylie, une voiture de police s’était arrêtée pour me contrôler ou plus exactement pour me ramener chez moi. Les policiers m’avaient prise pour une jeune Kabyle en fugue. Ils examinèrent longtemps mon passeport français avant de me le rendre et de me laisser, à regret, faire du stop sur le bord de la route avec mon compagnon.

C’est eux qui avaient raison. Bien sûr, je n’étais pas kabyle, mais je jouissais en échange de cette réalité perdue d’une liberté dont je ne saurais plus être privée.

 

8

 

Trois mois après son arrivée en France, Melaïd entendit sonner à la porte : « Skone ? » demanda-t-elle.

C’était son beau-père.

Puisqu’il n’avait pas pu empêcher sa belle-fille de les quitter, il était venu la rejoindre. En rentrant ce soir-là, Areski trouva donc son père chez lui.

– C’est moi, dit-il simplement. Vous croyez que c’est si loin que ça !

Il avait fait la guerre en 1940. La France, il la connaissait, il s’était battu pour elle. Il avait bien le droit aujourd’hui de venir y retrouver ses petits-enfants.

Il ne resta pas très longtemps, mais revint quelques semaines plus tard avec sa femme. Melaïd aimait bien sa belle-mère. Elle était contente de la retrouver. Les beaux-parents de Mélaïd restèrent donc des mois durant. Ils voulaient voir grandir leurs petits-enfants, disaient-ils.

En 1991, toute la famille retourna au pays pour fêter les quatre ans de Nabil et le faire circoncire. Quelle fête ! Nabil portait l’habit traditionnel, tout blanc. Il dormait dans un petit hamac qu’on lui avait installé entre deux arbres. Tout le monde venait glisser une pièce dans son habit selon la coutume. Quelle fête, vraiment ! Tout le monde dansa. Tous réunis. C’était magnifique !

Vingt-cinq jours. Vingt-cinq jours au village avec la famille, les amis, les voisins. Le beau-père de Mélaïd était si fier de les montrer : son fils, son petit-fils…

Une vidéo a été tournée qui atteste que tout cela a eu lieu. On la montre aujourd’hui aux amis en France. Nabil dans son habit blanc, les hommes, les femmes qui dansent, les deux moutons qui grillent…

Et puis ce fut le retour en France, l’usine, l’école.

 

9

 

Et puis ce fut le retour en France. Je n’avais pas encore écrit une seule ligne. Je rédigeai mon mémoire en deux mois. La condition des femmes en Algérie n’était-elle pas en train de devenir la pire possible, prise entre les contraintes traditionnelles et les contraintes de la modernité ? Le code de la famille était en cours d’élaboration. La modernité priverait la femme de l’espace sur lequel elle régnait traditionnellement, sans que le code de la famille lui donne aucun pouvoir à l’extérieur.

J’obtins ma maitrise, avec mention très bien.

La Grèce des colonels s’effondra avec la guerre de Chypre.

Claude n’en finissait pas de raconter notre voyage aux amis.

En avril 1974, je rencontrai celui qui deviendrait le père de mon fils et quittai Claude. En mai, Valery Giscard d’Estaing fut élu président de la République. Nous n’avions pas voté.

C’était la fin de la politique de soutien à l’immigration, le début du chômage de masse, la majorité à dix-huit ans, la loi pour l’avortement.

J’avais obtenu un DEA, je m’étais mariée, j’avais accouché d’un garçon, je pointais au chômage entre deux petits boulots.

Après quelques mois de prostration, Claude pénétra armé dans une agence de voyage des Champs-Élysées. Il réclamait la libération de Mandela. Il fut désarmé en cinq minutes par un Afrikaner bien plus coriace que lui. L’homme attendait pour acheter son billet de retour en Afrique du Sud. Mandela dut attendre encore quatorze ans sa libération.

Claude fut condamné à un an de prison ferme. J’allais le voir avec mon fils âgé de quelques mois.

Les années Mitterrand suivirent les années Giscard d’Estaing.

Je quittai mon mari.

Mitterand fut réélu. Et puis ce fut Chirac…

 

10

 

Areski est fier de ses filles autant que de son fils. Ses parents sont morts. Mélaïd a eu encore deux filles après sa venue en France. Maintenant ce sont les petits-enfants.

Nadia n’a plus de vélo rose. Elle est allée jusqu’au bord du bac ! Elle a été représentante de l’Académie de Reims au ministère de l’Éducation Nationale, invitée en tant que représentante de l’EN par le président Jacques Chirac à une grande garden-party de prévention contre l’alcool et le tabac.

Aujourd’hui, elle est conseillère municipale.

Elle a des fossettes, celle de gauche est un peu plus profonde que l’autre.

Un jour, peut-être, elle écrira, me confie-t-elle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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