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28 septembre 2022 3 28 /09 /septembre /2022 16:12

1986

 

L’autobus 54 remonte le boulevard Magenta, tourne à droite dans la rue Guy Patin, juste avant le carrefour Barbès, s’arrête à côté de l’hôpital Lariboisière avant de prendre à gauche le boulevard Rochechouart.

- Salut Barbès !

Le voix est jeune. Je me retourne vers elle. La fille l’est aussi. Je suis son regard et découvre qu’un bazar-vêtements-tissus-valises a remplacé l’Armée du Salut qui avait son siège ici.

Qu’est-ce que ça peut vous faire que la Goutte d’Or soit démolie ?

Nous c’est notre pays qu’on détruit.

AVRIL

Reverra-t-on le scribe qui tous les jours l’été dernier s’asseyait en tailleur au coin de la rue des Islettes ? Il portait turban jaune et robe blanche. Ses encriers et ses plumes étaient disposés sur un carton devant lui, ou à côté. Je ne pourrais pas le décrire précisément, je ne l’ai pas observé. Il était là. Sa présence fait partie de mon bonheur à vivre ici, à la Goutte d’Or.

Je me souviens des caractères arabes calligraphiés à l’encre noire sur des couvertures de carton. On les trouve aussi à la devanture de certaines boutiques, sur des livres, sur des cassettes, sur des disques. Je les vois depuis toujours, familiers et incompréhensibles, riches d’un sens qui en m’échappant, conserve au monde son altérité naturelle.

Cette beauté, celle du scribe, celle de la calligraphie, j’ai eu la tentation de la retenir, de la fixer, de la partager. L’écriture m’y paraissait impropre. J’ai pensé à la photo.

*

Il faut voir le Sacré-Cœur du bas de la rue de Chartres. Rose, vert, gris, bleu selon les heures et les saisons. Mat, nacré, velouté, aérien, écrasant selon la qualité de l’air entre les yeux et lui. Rond toujours, d’une rondeur de sein – sein de Marie, vierge ou putain ? Que le ciel en décide comme de la couleur dont il le teinte.

Il faut monter la rue et le voir disparaître par le bas à chaque pas.

Quand on arrive à la Goutte d’Or, il n’y a plus rien à voir dans le ciel. Qu’y a-t-il dans la rue ?

De l’or. Trop d’or. Mais on ne peut pas résister à l’enchantement chamarré des tissus brodés, des robes, des écharpes accrochées à l’extérieur des boutiques. Tissus brodés d’or, riches velours, lourdes tentures, parures voyantes, bijoux, bagues ; colliers, diadèmes et ceintures, tout est d’or, tout est doré. Mêle les verres à thé portent fil d’or. L’or est sonore comme le cuivre. A son cliquant se mêle le son mat de la ferblanterie, piles de couscoussiers, grappes de théières accrochées par leur anse autour d’une ficelle, cuvettes recouvertes d’émail à grosses fleurs, thermos, valises.

La rue est un bazar, un souk, un ailleurs, un rêve.

Elle est aussi notre milieu quotidien, invisible à force de familiarité.

Ailleurs et ici s’y conjuguent pour nous, lui et moi. Lui, l’émigré, moi, l’indigène. Ici et ailleurs s’inversent.

Est-ce que cela peut se montrer ?

Ce qui se voit nous trahit aussi.

*

La mosquée de la rue Polonceau ne se distingue pas des immeubles mitoyens. Je n’y suis jamais entrée. On n’y voit guère que des hommes.

Je suis passée hier en compagnie du photographe. C’était l’heure d’une des cinq prières du jour. Un tapis avait été déroulé sur le trottoir. Les fidèles, déchaussés, priaient, genoux et front au sol. Le tapis n’était pas assez grad pour tout le monde. Certains étaient agenouillés ur un bout de carton.

Depuis quand la mosquée est-elle devenue trop petite ?

Un camion trop gros avançait lentement contre les voitures garées dans la rue étroite. Nous nous sommes arrêtés entre deux voitures pour lui laisser le passage. Il occupait tout l’espace de la rue.Sur l’unique trottoir, les hommes priaient. Il y avait des hommes en prière jusqu’au fond d’une cour dont j’aperçus l’échappée en attendant que le camion passe. Le photographe était à mes côtés. C’était la première fois qu’il mettait les pieds à la Goutte d’Or. C’est moi qui l’avais fait venir.

Et je le haïssais.

A cause de lui, les hommes en prière devenait un spectacle. Je devenais une spectatrice. Je le haïssais.

Mais il n’a pas pris de photo. Et j’ai continué ce livre avec lui.

18, rue de la Charbonnière

Aujourd’hui le 18 n’existe plus. L’immeuble a été abattu. On passe directement du 16 au 20 rue de la Charbonnière. A la place le passage Boris Vian, les aménagements et réaménagements de la Ville de Paris. Les conflits sans fin avec les associations. Des PLU incohérents.

Lui n’a plus de voix : un cancer à la gorge.

Elle n’a plus de jambes, ou plutôt ses jambes ne peuvent plus la porter. Elle dit que c’est l’odeur de la viande qui l’a fait grossir comme ça, ou bien sa deuxième opération, celle où on lui a enlevé Le col de l’utérus…

Les chiens aboient à pleine gorge et bondissent contre la cloison. Je les entends. Je ne les vois pas, la porte est fermée de ce qui fut la porte de la chambre de Jacques.

Jacques n’était pas mon parrain même si c’est ainsi que ma mère le désignait quand elle me parlait de lui, ton parrain, ou Coco. Il n’était pas non plus mon père même s’il aurait pu l’être, s’il aurait aimé l’être peut-être.

L’appartement doit mesurer une trentaine de mètres carrés à peu près. Autrefois, il me paraissait grand, j’étais petite. C’est la première fois que je viens leur rendre visite bien que je me sois installée tout près depuis quelques années déjà., et qu’ils aient acheté l’appartement bien avant que je revienne dans le quartier.

« Je ne sors jamais », m’a-t-elle dit. En quinze ans, elle a dû quitter son fauteuil deux ou trois fois.

Quand nous arrivons sous le porche, l’odeur est la même qu’autrefois. Je demande au photographe.

- Tu sens ?

- ça pue un peu dit-il.

Je lui raconte l’effroi de la jeune Anglaise, ma correspondante, devant la guérite immonde qui abrite les toilettes à la turque. Des WC qui servait à tout le monde, les habitants de l’immeuble, les clients du café, les passants aussi bien. Tout le monde Avec un robinet et une boite de conserve pour recueillir l’eau. C’était la première fois qu’elle venait en France.

Quand je lui avais ouvert la porte, elle avait reculer en disant :

- Oh, no…

- Si,  avais-je répondu avec un plaisir certain à la choquer.

Elle avait préféré se retenir de faire pipi tout le reste de l’après-midi.

A l’époque, j’avais dix ou douze ans, j’adorais déjà la Goutte d’Or. J’étais fière de la montrer. J’avais détesté l’Angleterre où l’on m’avait envoyé améliorer mon anglais, et je la plaignais peut-être de ne connaître rien d’autre et d’avoir la peau si pâle, si maladive.

Je ne sais pas quelle est la part de mon innocence et celle de ma perversité à l’avoir amenée jusqu’ici à travers la rue de la Charbonnière, à travers les hommes qui faisaient la queue devant les hôtels de passe et qui s’écartaient pour nous laisser passer. L’innocence avec laquelle je leur souriais, l’innocence qu’ils retrouvaient à me sourire à leur tour. Ma perversité à vouloir partager des sentiments grandis avec moi.

J’ai oublié le visage de cette fille, son allure, ce que nous avons fait ou dit ensemble. J’ai tout oublié d’elle, sauf cette exclamation d’horreur qu’elle n’a pu retenir devant cette cabane que je montre au photographe. J’explique, je parle trop.

*

Le cordonnier a repeint sa boutique.

Désormais il vend des frites, des merguez cashers- ou halals, des sandwichs, du café turc, du thé à la menthe et du coca-cola.

Un jour, on ne l’appellera plus le cordonnier

Le cordonnier est mort. Sa femme est retournée en Tunisie, elle est morte aussi. Ses filles sont mariées. L’une est en France, l’autre en Tunisie. Son fils navigue entre dans les deux petis, il a deux garçons magnifiques, sa femme est japonaise, et musulmane. J’ai rencontré sa petite fille Sarah dans une école. Elle était très fière qu’un livre parle de sa famille.

*

Cette année, Mohammed est allé deux fois au pays, où vivent sa femme et ses enfants.

Mohammed travaille dans une pâtisserie tunisienne. Les gâteaux, cornes de gazelle, dattes fourrées, pâtes d’amandes colorées etc..., sont en vitrine. A l’intérieur on sert aussi de la chorba, un bouillon de viande enrichi de fèves et de pastillas, un chaleureux bouillon acidulé à la tomate, relevé d’un peu de piment et parfumé de coriandre. On sert aussi des couscous et des spaghettis, mais pas de vin.

Les mendiants y passent ramasser l’impôt de Dieu. Parfois Mohammed est en cuisine.. Parfois, il sert en salle. Est-il patron ou employé ?

Cette année est une bonne année. Dix mois ici, deux mois là-bas.

Villa Poissonnière

La maison est restée longtemps à l’abandon. Finalement elle est en travaux, la succession a donc dû être enfin close et la propriété vendue.

Une maison à deux étages avec un jardin, dans un passage improbable entre la rue de la Goutte d’or et la rue Polonceau, une petite rue pavée de 30 à 50m de long tout au plus, avec un réverbère au milieu, et des jardins de chaque côté.

Dès qu’on entre sous le porche, ça sent le chat. On peut dire, même si on les aime, que ça pue un peu la pisse de chat. On est fier quand même de faire visiter le passage. On sait qu’on va étonner. Un lieu si campagnard, si tranquille en plein Paris, pire en plein Barbès!Mais les copropriétaires ont fermé la grille du fond. Le passage n’est plus qu’une impasse.

Aujourd’hui c’est une voie privée, fermée des deux côtés, qui réserve donc le charme de ses jardins aux habitants de la Villa. Il n’y a plus de chats, ils ont été embarqués, euthanasiés sans doute, ceux qui restent demeurent enfermés dans les maisons, invisibles elles aussi.

Il paraît que les petits dealers du quartier cachaient leur poudre dans les jardins et se sauvaient par le rue Polonceau quand ils se faisaient serrer par les flics rue de la Goutte d’Or. Cette année, les dealers ont déménagé mais la grille est toujours fermée. On pourrait fermer toutes les rues pour être tranquille…

Aux dernières élections Le Pen a eu 15 % des voix dans l’arrondissement.

En 2022, elle a eu 12,80 %

*

La boulangère a vendu. Elle a eu du mal. Les offres étaient pourtant nombreuses mais elle ne voulait vendre qu’à un boulanger, pas à un marchand de tissus.

Finalement, elle a trouvé. Bien sûr la baguette est moins bonne qu’autrefois. Je n’ai jamais mangé d’aussi bonnes baguettes que les siennes, mais le nouveau boulanger, comme tous ceux su quartier, fait aussi des pains ronds comme des galettes ; des pains faits pour être rompus, pour être partagés. Des pains de communion.

*

Je pense à Flaubert qui s’écriait en apprenant qu’on projetait d’illustrer Bouvard et Pécuchet : « Comment, le premier imbécile venu irait dessiner ce que je me suis tué à ne pas montrer ! »

Qu’oiqu’on fasse, la photo viole le regard et emprisonne l’imaginaire que l’écriture s’évertue à libérer.

La chose regardée est séparée du réseau de sens que la phrase s’ingénie à recréer.

La photo met de la beauté, du typique, du pittoresque, du gracieux, de l’original.

Elle trompe sur le temps qu’elle immobilise, et sur l’espace qu’elle déforme à son gré.

Elle travaille dans l’immortel, c’est à dire dans la mort.

Elle est affligée de ce don fatal qui fut celui du roi Midas : elle change en or tout ce qu’elle touche.

(à suivre)

 

 

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