Je vous propose un petit retour en arrière... Vous vous souvenez, au printemps dernier, brusquement est tombé l'ordre de ne plus bouger, ou à peine, comme dans le jeu d'un deux trois soleil, une heure, un kilomètre...c'était un printemps magnifique plein de soleil. Jamais je n'étais restée ainsi dans la maison de haute-marne que nous a laissée T. à sa mort.
Au jardin
Si tu as une bibliothèque et un jardin rien ne te manque
Cicéron (à son ami Varron)
Avril
Je regarde
le pommier en fleurs
il a besoin de mon regard
pour être beau
il n'a pas besoin de moi
pour fleurir.
J’ai besoin de lui
de ses pommes
de sa beauté
pour vivre.
Une pensée minuscule
est apparue
minuscule, parfaite
petit minois violet et blanc
entre les herbes vertes.
Le chat surgit
un oiseau dans la gueule
je l’attrape par la peau du cou
sa mâchoire se desserre
l'oiseau s'envole.
Pommier pensée oiseau chat jardin
J’ai enterré
avant l’hiver
des oignons de tulipes
elles fleuriraient aujourd'hui
sans moi, se faneraient
sans moi
si je n'étais enfermée à ciel ouvert
dans la maison et son jardin.
On dit confinée
on dit je ne sais pas.
On ne sait plus.
Le coq chante la poule pond
je cueille du pissenlit
je ramasse du bois
je mange des œufs
Total verse de gros dividendes à ses actionnaires
Le rosier a gelé il y a deux semaines
il repart aujourd’hui
doucement.
Total n'a pas besoin de moi
pour multiplier ses investissements.
Et pourtant si
il a besoin de nous.
J'ai arrosé le rosier
trop ?
Ses feuilles jaunissent
le merle chante
il vient tous les matins
manger les baies noires du lierre
le chat cherche une autre proie
le lilas embaume l'air du soir
la bêche est posée
contre le fauteuil de toile
le dernier rayon du soleil dore
les premières feuilles des tilleuls
il s'éteint.
Nous sommes le 16 avril 2020
il est 20h21 à Châteauvillain
Virginal, nuptial
le pommier en gros bouquets fleuris
encore teintés de l'aube rose
de ses boutons
rayonne de blancheur
surlignée à peine
du vert des premières feuilles
les fleurs jaunes si jaunes des pissenlits
se transforment une par une
en boules duveteuses
lumineuse fumée que le vent ne dissipe
pas encore.
Les ancolies
attendent
leur heure
les lilas pâlissent en s'ouvrant
comme si
la couleur se dissipait
en odeur.
Un jour nouveau
ou bien le même
Un jour nouveau, présent
parfait
éternel
dans la lente avancée du soleil
jour ici nuit là
dans la lente avancée
de la terre autour du soleil
lente spirale du presque même
dans la contemplation solitaire
d'une splendeur imaginaire
et mystérieuse.
Au plus léger vent
il neige sous le cerisier
le pommier
ne frémit pas
immobile de beauté.
Jaunes, roses rouges, mauves
comme des bonbons acidulés
piqués ici et là
les tulipes surgissent, palissent, se tordent
et s'éteignent pétale à pétale.
Le temps s'étale.
Silence des oiseaux.
Faut-il
couper les ponts
abandonner l'absence à l'oubli ?
N'être que présence ?
La forêt de Tchernobyl
brûle tout près
du sarcophage de la centrale
Au parlement une voix s'élève
« pour porter l'espoir d'un nouveau modèle de société »
les mésanges gazouillent
Toc toc
Un pivert ?
Que cherche
du bout du bec
la mésange
sur la pousse rouge et tendre du rosier qu'elle ploie ?
De doux nuages gris nous protègent aujourd'hui
de la tyrannie du soleil.
La beauté ne prouve rien
elle interroge seulement
comme la pythie de Delphes.
Faut- s'inquiéter de ne s'inquiéter de rien
dans cette époque inquiète ?
La voisine a retrouvé trois poules mortes
tombées derrière une cloison.
On les croyait mangées par le renard
depuis l'hiver dernier.
La porte est grande ouverte
sur le soleil à venir
le pommier à son tour
pleure en grosses larmes blanches
sa beauté déclinante.
Partout dans les rues du village
par dessus les murs
les lilas débordent
triomphants
la présence du présent
repousse l'insistance
des images mentales.
Maya
agite au vent son voile.
le pommier perd ses pétales.
Derrière le voile
fleurs et fruits
vivent ensemble.
Mort et vie
ne font-ils qu'un ?
Le soleil a dépassé le sommet des tilleuls
ses rayons se répandent sur le jardin.
De l'autre côté de la planète
la nuit tombe.
Rien n'est immobile.
Certains prétendent
que le présent
auquel nous nous éveillons chaque matin
n'est qu'un rêve
rêve de pommier et de lilas
rêve de coqs
que mes yeux que mon nez
que mes oreilles
inventent.
Rêve des prédateurs
Cauchemar des proie
Rêve de virus
Fièvre rêvée.
Si nos réalités ne sont que rêves
inséparablement liés les uns aux autres
si la mort nous en délivre
nous fait-elle entrer dans le Grand Secret ?
De quelle perfection à venir
la beauté est-elle une promesse ?
De quelle rencontre
De quelle béatitude
De quel amour
De quelle présence
est-elle le signe ?
Maya est une petite chatte tigrée
qui s'appuie contre mes pieds
pour lécher soigneusement son ventre
tiédie par un rayon de soleil.
Une ravissante petite tueuse.
Le rayon de soleil me touche en plein visage
me ferme les yeux
dans l'obscur lumineux
de mes paupières baissées
est-ce le chardonneret
que j'entends ?
Le soleil n'est pas plus grand que ma main
qui le cache à mes yeux
ses longs rayons traversent les feuilles du pêcher et les fleurs du pommier
les dernières gouttes de rosée
tremblent
en haut des herbes
au bord du rosier.
L'ombre vive
d'un invisible oiseau
a traversé le jardin
C'est l'heure du pain grillé
Délicieuse illusion du corps.
Les jeunes plants de tomates
écrivent en ombres noires sur la terre sèche
des signes
que le vent fait danser
et qu'un nuage efface
calligraphie solaire
que nul ne déchiffre
De quoi le vide
est-il plein ?
Quel est le sens
de l'absurde?
A quoi joue le merle
du lilas au noisetier
du noisetier au lilas ?
Les branches des noyers
sont encore presque nues
les tilleuls explosent
en vert intense
les feuilles des frênes
frémissent au vent.
Saules hêtres et marronniers
se balancent
à peine.
Elle a eu 90 ans en novembre dernier
et aujourd'hui elle pioche
heureuse si heureuse
d'avoir la force
encore
de se plier en deux
pour arracher ce qu’elle appelle
« les mauvaises herbes »
la force de se relever
la force de faire de son jardin
un paradis de fleurs
et d'oubli.
Ce soir on fêtera ça au champagne
Le soleil prolonge chaque jour un peu plus
sa présence dans le jardin
Il s'attarde en une longue caresse le long des arbres
du bas jusqu'à la cime qu'il illumine
avant de disparaître.
Les vieilles pierres moussues résistent
et nous aussi
le chat est sur ses gardes
Le pêcher n'aura pas de fruits.
Est-ce bien raisonnable ?
On n'entend pas les hirondelles
Demain il fera beau
on déjeunera au jardin
dimanche il y aura de l'orage
Le temps obéira aux prévisions
ou pas.
le chat s'en fout
il cabriole pour saisir un moucheron du soir
Demain il n'y pense pas. Et le merle non plus.
Je suis. Mais que suis-je ?
Sans demain, sans projets, sans buts
sans combats
Suis-je encore ?